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Des jeunesses chinoises

Introduction au dossier spécial sur les jeunesses chinoises

« Je suis une vagabonde d’esprit et de cœur »

张夏平 (Zhang Xiaping), jeune artiste dans le documentaire indépendant 流浪北京 (Liulang Beijing, 1990)

« Je me suis toujours trouvé différent depuis tout petit et j’ai toujours essayé d’agir différemment des autres. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais ce que les gens aiment, je n’aime pas et là où les gens vont, je ne vais pas. J’’ai toujours essayé et j’essaye toujours d’être différent par rapport aux autres. »

管啸天 (Guan Xiaotian), chanteur du groupe punk shanghaien Dirty Fingers (脏手至 Zang Shouzhi), entretien Au-delà de la Muraille, 2017

« Je pense… comment dire… Que je me suis mis à dévier inconsciemment. Ce n’est pas comme si j’avais décidé de le faire à l’avance, ce n’était pas dans mes plans. C’est juste arrivé. Après le diplôme je voulais faire ma propre vie, je voulais prendre des photos et pas m’asseoir derrière un bureau »

高波 (GaoBo), jeune photographe dans le documentaire indépendant 流浪北京 (Liulang Beijing, 1990)

« On est des vagabonds ! »

小朋克 (Little punk) à la fin d’un concert improvisé à Shanghai, 2017

Deux jeunesses de deux époques différentes se répondent, s’interpellent mais se comprennent-elles ? Même si le registre de langue est similaire, les significations derrière les mots ne sont en fin de compte peut être plus les mêmes ? Lorsque les jeunes artistes interrogés dans le documentaire indépendant 流浪北京 (Liulang Beijing) expriment leurs visions de liberté et de la vie en général, la jeunesse d’aujourd’hui donne un sens différent aux mêmes valeurs. Mais peut-on réellement parler de la jeunesse chinoise comme un tout sans tomber dans la caricature ? On ne parle pas de « jeunesse française » sans tomber dans la généralisation, alors pourquoi le ferait-on avec la jeunesse chinoise ? On peut, en revanche, parler de grandes forces et dynamiques agissant sur les jeunes chinois d’aujourd’hui. Ainsi, la maîtrise de la technologie, la répression des aspirations contestataires ou encore l’évolution dans un contexte de nationalisme exacerbé par le gouvernement sont autant de facteurs façonnant le visage des jeunesses actuelles. Une chose est cependant certaine, les générations d’aujourd’hui contrastent avec les précédentes au point que certains n’hésitent pas à mobiliser le registre de la fracture générationnelle. Ce phénomène qui marque un tournant dans l’évolution des mentalités chinoises de la part des 八零后 (BaLingHou : générations nées après les années 1980) reste indissociable des événements et des politiques ayant marqués la Chine ces quarante dernières années.

La politique de l’enfant unique émerge comme un moment fondateur dans l’émergence d’une mentalité chinoise en rupture avec son passé. Débutée en 1979 et abandonnée en 2015 au profit d’une « politique de deux enfants » pour des raisons de vieillissement démographique, les répercussions sur la construction des individus n’en sont pas moins négligeables. Des générations d’enfants uniques, souvent qualifiés de « petits empereurs », ont bouleversés la structure traditionnelle de la famille chinoise désormais recentrée autour de l’enfant. Sur les épaules de cette génération post-réformes repose désormais tous les espoirs et ambitions des parents et grands-parents. Isolés et condamnés à la réussite, l’enfant chinois développe donc un caractère individualiste contrastant avec l’attitude des générations précédentes.

La fin des années 1970, marquée par l’ouverture de la Chine au monde et la transition vers une économie de marché ouverte sur l’extérieur, a été le point de départ de nombreux bouleversements pour la société et la jeunesse chinoise de l’époque. Celle-ci a pu profiter de produits nouveaux mais aussi d’idées nouvelles permettant ainsi aux aspirations contestataires réclamant la démocratie de germer dans les cercles étudiants. Cette appropriation des idées occidentales a connu son apogée lors des manifestations de la place Tian'anmen au printemps 1989, véritable mouvement aspirant à la démocratisation du régime vers la fin de l’autocratie. Mais c’est la répression et le processus d’amnésie nationale opéré par le gouvernement qui a clairement établit la position du Parti face à toutes initiatives indépendantes de sa volonté. Le filtre posé par les dirigeants chinois depuis cette période, laisse passer marchandises et capitaux mais retient désormais les idées. A cela s’ajoute une politique stimulant l’orgueil national pour combler le vide laissé par le retrait relatif du Parti dans la vie quotidienne des chinois. Ainsi, la jeunesse née après les années 1980 a grandi dans un contexte très éloigné de celui imposé durant les années Mao. Le système de la "DanWei" [1] comme organisateur de la vie sociale et personnelle des individus s’est progressivement retiré au profit de l’émergence d’une société plus autonome reconfigurant ses relations avec l’État et le marché. L’ouverture aux idées et aux modes de vies occidentaux a aussi son poids dans le développement de l’individualisme chez les 八零后 (BaLingHou : né après 1980), en partie émancipés de l’emprise des institutions mais toujours fortement surveillés.

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De nos jours, on mesure les conséquences de ces changements sur les comportements, les représentations et ambitions de la jeunesse chinoise contemporaine. L’individualisme est de nos jours ancré dans l’ethos de la jeunesse chinoise, ce dernier étant orienté vers la réussite et la richesse. Lors d’une série d’entretiens menés en juin 2015, à la question « quel est votre rêve ? » une majorité de jeunes chinois répondait « devenir riche ». Comme un révélateur d’une volonté gouvernementale à maîtriser les aspirations de la jeunesse, accomplissement de soi rime souvent avec réussite économique. A cela s’ajoute le nationalisme entretenu par le régime qui agit comme un instrument de contrôle canalisant toute aspiration contestataire de la jeunesse. Les voix dissidentes qu’on qualifiait de « contre-révolutionnaires » hier, sont les « traître à la nation » d’aujourd’hui. L’exacerbation de la fierté nationale a peu à peu remplacé l’esprit révolutionnaire comme ciment de la nation chinoise. L’ouverture au monde est exprimée mais les réserves apparaissent nombreuses et cela se ressent sur les comportements des jeunes chinois. Un double discours s’installe chez les nouvelles générations urbaines partiellement occidentalisées, entre fierté nationale et volonté de vivre à l’occidentale. Dans des villes comme Pékin ou Shanghai, la modernité est comprise à travers ce prisme synthétisant la Chine nouvelle, où pensée et modes de vie résultent d’une confrontation entre rêve chinois et mode de vie occidental.

Le passage d’une société totalitaire à une société autoritaire ayant laissé la possibilité pour la jeunesse de se constituer en tant que société civile, des mobilisations et espaces citoyens se multiplient de nos jours malgré une surveillance qui reste forte. Si aujourd’hui, l’arbitraire concernant la sanction étatique n’est plus la règle, les bornes de ce que l’on peut faire ou ne pas faire sont connues de tous. Toute tentative de mobilisation collective de la part de la jeunesse donne lieu à l’élaboration de stratégies d’évitements, de contournement et de prise en compte des relations que peut développer la société avec les deux autres entités majeures que sont l’État et les acteurs privés. Dans cette longue marche à la recherche de lieux d’expression pour les aspirations contestataires de la jeunesse chinoise, chaque pas en avant est mesuré afin d’éviter la sanction d’une quelconque déviance ou dissidence. Les jeunes d’aujourd’hui parvenant à dissiper les écrans de fumée que constitue l’argent ou le nationalisme, ouvrent les yeux sur un chemin semé d’embûches pour l’expression de leur différence, de leur affirmation d’eux même et de la reconnaissance qu’ils méritent. Aujourd’hui, la jeunesse chinoise sait à quoi elle peut ou ne peut aspirer ; la mémoire des quarante dernières années, même si elle est parfois occultée, étant intériorisée. Les jeunes chinois reflètent les ambiguïtés de leur société, entre masses composée d’individus, ouverture au monde partielle et bouleversement de la structure familiale traditionnelle.

Comment cela se répercute-t-il sur les jeunes d’aujourd’hui en Chine ? Par exemple, lorsque l’on observe la jeunesse chinoise l’idée d’une société de l’internet prend tout son sens. Même si ce phénomène existe aussi ailleurs, il est sans commune mesure avec ce que l’on peut observer dans les rues et transports en commun chinois. Le silence dans les métros shanghaiens et pékinois est révélateur de l’importance de la technologie en Chine, le smartphone n’étant plus juste un téléphone, mais bien une interface avec le monde extérieur. Lorsque l’on se rapproche plus près de la jeunesse chinoise et qu’on tente d’interpréter à travers quels canaux cette dernière peut s’exprimer, s’ouvre alors la place qu’Internet occupe dans la vie des jeunes. Encore une fois, un contraste émerge entre le côté hyper connecté de la jeunesse chinoise et la récupération des valeurs traditionnelles. Sur internet comme sur les autres terrains, les jeunes chinois sont exposés à une surveillance importante, leur gouvernement ayant clairement saisis les enjeux et les possibilités d’expression qu’offre un tel outil. Les internautes chinois ne pouvant pas relayer leurs vues sur les réseaux sociaux occidentaux (Facebook et Twitter entre autres), se voient contraints de construire leur expression encore une fois via des stratégies d’évitements et de contournements de la censure. Que ce soit par l’usage de la métaphore ou les jeux de mots possibles en mandarin, l’internet chinois s’est ainsi doté au fil du temps d’un lexique spécifique compliquant le travail des censeurs.

Durant le mois de juin l’équipe d’Au-delà de la Muraille va donc tâcher de vous présenter un panorama de ces jeunesses chinoises. Au rythme de deux articles par semaines, cette nouvelle formule a pour but d’exposer le fonctionnement, la pensée et le mode de vie des différents jeunes que nous avons pu rencontrer. Quels liens la jeunesse entretient-elle avec le Parti Communiste ? Comment se positionne-t-elle par rapport à l’écologie ? Qu’est-ce qu’être différent en Chine ? Nous aborderons ces quelques sujets parmi d’autres pour vous permettre de découvrir une partie de ce monde inconnu en France.

Oscar Truong

[1] Le réseau de « dānwèi » - contrôlé par le PCC - organise l'ensemble des activités professionnelles, politiques ou de production mais aussi la vie sociale et privée des individus qui la composent. Elle fournit un emploi à vie, un logement, souvent situé à proximité du lieu de production, des soins médicaux, une retraite, paie pour l'éducation des enfants etc…